Michel est un violoniste de talent, adhérent du GEM Horizons. Chacun de ses passages est l’occasion de longs morceaux qui mettent son auditoire en transe. Si la musique adoucit les mœurs, les lettres, quant à elles, attisent l’esprit. Voilà pourquoi nous vous proposons l’extrait d’une nouvelle de Patricia Djahrian, intitulée Les Larmes du violon, cadeau que le GEM dédie à Michel. Nous remercions l’auteur, qui a bien voulu nous donner l’autorisation de publier une partie de son texte, à caractère autant fantastique que philosophique, sur le thème de l’inspiration artistique face à la mort.   

IMG_5181-001L’un de mes amis très chers, aujourd’hui disparu, possédait un violon dont on pouvait dire, a priori, qu’il était on ne peut plus ordinaire. L’étaient moins en revanche les sons surprenants qu’il parvenait à en extraire. Je pouvais l’écouter jouer pendant des heures ; lui ne se lassait jamais. 
Il s’appelait Julien et n’avait jamais appris une seule notion de solfège. Son excellence naissait d’une parfaite harmonie entre une oreille unique, une sensibilité profonde et ce que l’on pourrait nommer le sens inné du jeu. Ses danses à la mode des tziganes faisaient vibrer l’archer si vite qu’il en devenait flou ; et lui, Julien, était fou, il se mettait à danser en même temps que son archet, sa tête dodelinait, droite, gauche, il frappait du pied ; un orchestre à lui tout seul. Son violon suffisait à entraîner cinquante personnes sur une piste de danse, même si elles n’en avaient pas vraiment envie : envoûtées, ensorcelées, comme les balais de l’apprenti sorcier, elles se voyaient condamnées par les vibrations venimeuses de l’instrument. S’il lui prenait l’envie d’une longue mélopée bien mélancolique, il fallait sortir les mouchoirs ; les premières notes vous tiraient des pleurs gros comme des grêlons. Une seule phrase déchirait le cœur, le plongeait tout entier dans des affres inconnus, avec une émotion profonde, jouissive, mais inconcevable.

Les cris de son violon semblaient ceux des grandes divas que l’on va applaudir à l’Opéra, qui semblent rentrer dans les gorges et faire trembler les entrailles au rythme des histoires qu’elles chantent. J’ose à peine imaginer ce dont aurait été capable mon ami avec un stradivarius ; mais déjà, par la vertu de ses doigts, son crincrin devenait stradivarius, s’enflait d’une âme et respirait comme un être vivant. Je ne trouvais donc pas surprenant qu’il le fasse pleurer ou rire, selon l’humeur du moment. A vrai dire, il me semble qu’ils pleuraient et riaient ensemble, comme deux vieux amis, ou des jumeaux dont un seul possèderait un corps de chair ; d’ailleurs, ils dormaient ensemble, l’étui de bois posé sur un oreiller tandis que la tête de Julien occupait le deuxième.

IMG_5185-001Un semblable talent ne pouvait rester inconnu longtemps. Julien commença par fréquenter des bars spectacles, où on lui donnait sa chance chaque soir. Ainsi les habitués comme les clients de passage pouvaient voir, en attaquant leur dessert, un petit jeune homme timide marcher droit vers le centre de la petite scène de bois, et saluer d’un geste sec, avec raideur ; puis sans cérémonie placer son violon – il avait en général effectué les réglages en coulisses –  et se lancer dans une gigue, ou une vieille ballade irlandaise. Les clients portaient la cuillère à leurs lèvres ; mais aux premières notes, stupéfaite, celle-ci demeurait suspendue à mi-chemin entre l’assiette et le visage, figée par cette beauté de nulle part. Et les yeux des clients roulaient dans leurs orbites, ils relevaient la tête pour dévisager avec stupéfaction le jeune homme timide, si discret –si insignifiant ?- qu’ils n’avaient pas remarqué sa venue sur scène malgré l’annonce du patron, mais qui engendrait des sons si merveilleux… 
Un beau jour, ou plutôt un soir, parmi les consommateurs de digestifs se trouvait un homme inhabituel ; il ne collait pas au cadre. Et pour cause, son agenda à lui ressemblait au bottin mondain. Son monde recelait plus de soirées pailletées que de cafés interlopes. Sa présence ici : un accident. Cet homme est venu, je m’en souviens, alors que j’essuyais une rupture difficile. Pour me consoler, me sachant dans l’assistance, Julien s’est lancé dans un étrange morceau. Ça commençait comme une doux vent du désert ; puis les dunes se sont animées, muées peu à peu en sirocco puissant. Ce n’était plus un violon mais dix qui valsaient dans la tempête ! Je me rappelle avoir vu cet inconnu, au comptoir, reposer lentement sa tasse et lever le nez, doucement, de peur peut-être de briser l’instant. Il s’est mis à examiner le violoniste qui provoquait le phénomène, pas avec cette stupéfaction imbécile qu’arboraient invariablement les auditeurs ordinaires, mais avec un œil – et une oreille- de professionnel. Il l’a regardé et écouté, de bout en bout, sans ciller ; et quand le morceau s’est achevé, il n’a pas applaudi ; il a chuchoté deux mots au barman. Puis il s’est levé et dirigé tout droit vers les coulisses.

Ainsi, par l’entremise de ce découvreur de talents providentiel, Julien a élargi son public. Il est passé dans des théâtres, des cabarets, des salles de concerts ; on l’a entendu à la radio, et pas que sur Radio Classique, ce qui est fort rare pour un violoniste… Lui, il ne semblait pas s’étonner de son succès grandissant ; toujours discret, sans prétention, il a dû s’acheter au plus deux ou trois costumes – uniquement parce qu’il y était obligé, pour faire bonne figure dans les salles prestigieuses qui l’accueillaient, où le public, très distingué, s’attendait à ce qu’il le soit au moins autant que lui. Les journalistes se l’arrachaient : « Monsieur xxx, que IMG_5183-001pensez-vous de votre soudaine notoriété ? Comment se fait-il que vous n’ayez jamais appris une note et que vous sachiez jouer de cette manière ? » Toujours les mêmes questions. Ah, ça, les «vrais» musiciens, les professionnels reconnus qui tous sortaient de prestigieux conservatoires, quelle tête ils faisaient ! Et mon ami, qui dans la vie n’avait d’autre famille, d’autre maison que son violon, vivait dans son hangar ouaté, où il avait dressé un lit de camp. Je l’ai aidé à installer là une cuisinière et un lave-linge qui l’empêchait de dormir lorsqu’il le mettait en marche. Mais l’espace était surtout pris par des enceintes, de nombreux fils et mille éléments technologiques dont je ne connais toujours pas le nom. Des consoles, un ordinateur furent installés. Et une nuit, à trois heures du matin, voilà qu’il m’appelle. Je me souviens : sa voix vibrait comme son violon, il était tout excité. « Viens vite, me dit-il ; il faut que tu écoutes ça ! »…

extrait de Les Larmes du violon, de Patricia Djahrian.

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